Je ferme les yeux pour ne pas voir la bouteille vide, en face de moi. Une larme roule sur ma joue, puis des dizaines d'autres suivent. Je sanglote. Je crie. Je hurle. J'ai envie de m'arracher les cheveux et le coeur surtout. Je veux cesser de souffrir et en même temps, c'est une telle délivrance de ressentir enfin quelque chose...
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«Jill... Expliques moi donc pourquoi tu viens me voir ?»«Déjà, ce n'est pas la peine de me parler comme si j'avais cinq ans. La manière douce, avec moi, ça ne marche pas. Je n'ai pas besoin de compassion, je n'ai pas besoin de pitié, je n'ai pas besoin de réconfort. J'ai besoin de fermeté, j'ai besoin qu'on me secoue, qu'on me recadre, j'ai besoin de tout ce que je n'ai pas.»
Un temps.«Je suis ici aujourd'hui - pas du tout par amour des psychiatres, non - je suis ici parce que ma soeur, ma grande soeur Harper est décédée il y a quelques mois. Parce que c'était mon seul repère dans la vie, la seule personne qui s'est toujours occupé de moi, qui m'a aimé malgré tous mes travers, qui m'a soutenu lorsque tout le monde m'a tourné le dos. Je suis ici parce que je ne sais plus quoi faire sans elle, je suis perdue. Non, je ne pleure pas. C'est ça qui fait mal, je suis vide, je ne ressens rien et j'ai peur. Je me connais, j'ai peur.»
«Qu'est-ce que vous voulez dire ?»«Là c'est le moment où on parle de ma jeunesse, c'est ça ? Là c'est le moment où je vous montre que je suis une personne détestable et détestée, c'est ça ? Oui, je sais, je suis plutôt douée pour le sarcasme. Oui, faudra vous y habituez. Et encore oui, je réponds pour vous, ce n'est pas comme ça que l'on fait d'habitude ?»
Silence.«Bref. Je pense que tout a commencé quand j'avais quatorze ans. J'ai rencontré Joe, au collège. Toutes les filles étaient dingues de lui, mais moi je n'étais pas spécialement portée sur les garçons, enfin je m'en foutais quoi, pas que j'aimais les filles. Et puis, lui, il me suivait partout, j'ai vite compris qu'il était à mes pieds. J'en jouais beaucoup, j'aime jouer avec le feu, mais je me brûle très souvent. Là, c'est ce qui est arrivé.»
Pause. «On est vite sorti ensemble et je suis vite tombée amoureuse. Pour la première fois. C'était beau, on pensait déjà aux enfants, au mariage, enfin vous savez ces amours de jeunesse à la con. J'ai couché avec lui pour la première fois à quinze ans. Nous étions le couple phare. C'était que du bonheur. Mais au fond, j'ai toujours su que c'était trop beau pour être vrai, y avait un truc qui clochait, je le savais... »
Silence. «Et puis, quasiment du jour au lendemain, Joe est devenu bizarre. Il était tout le temps triste, il ne voulait plus sortir, il ne m'appelait plus. Je ne comprenais pas ce qui se passait, je pensais que j'avais fait quelque chose de mal. Je cherchais à comprendre mais il me disait toujours que je ne devais pas m'inquiéter. Et puis, un beau jour, le jour de nos seize ans - oui, nous étions né le même jour - je l'ai retrouvé au bout d'une corde, dans sa chambre.»
Un temps, assez long.«Oui, c'est bien ça. Il s'est suicidé. Et je n'ai jamais su pourquoi. Il y a bien eu une lettre, mais on m'a toujours interdit de la lire. Je pense qu'elle a été détruite depuis le temps.»
Pause. «J'étais très très très malheureuse après. J'ai longtemps pensé que c'était de ma faute, je me suis détesté et j'ai donc tout fait pour être détestable. J'ai commencé à boire, beaucoup. Je me suis transformée en vraie allumeuse, aussi. Je me suis même fait un pote à mon père. J'ai fugué, quelques fois. Mes parents ne me comprenaient pas, ils ne voyaient pas mon mal être, ils faisaient tout de travers et je les ai détesté pour ça. Et puis, un jour, j'ai cessé de m'en vouloir. J'ai cessé de me blâmer, de me détester. J'ai commencé à être en colère, très en colère. Il avait gâché ma vie, Joe. Et celle qui a été là, qui m'a canalisé, qui m'a soutenu, aimé par dessus tout et même après que j'ai fait les pires conneries, c'est Harper, ma soeur. Qu'aurais-je fait sans elle ? Du début à la fin, elle ne m'a jamais lâché. Et si je n'ai pas terminé dans un réseau de prostituée ou bien sous un pont, c'est bien grâce à elle. Je répétais toujours qu'elle devrait avoir honte de moi, qu'elle devrait me haïr. Et elle avait ces mots, ces quelques mots : «Non Jilly, ma petite soeur c'est une petite princesse. Tu es un ange dont on a déchiré les ailes. Tu es peut-être tombée très bas, mais c'est promis je t'aiderai toujours à remonter. Un jour, tu seras tout là-haut à nouveau.» Ensuite, je me rappelle, elle embrassait mon front et je m'endormais après qu'elle ait tenu mes cheveux pour me laisser vomir tout l'alcool que j'avais ingurgité.»
Un temps.«On se voyait moins depuis quelques années, c'est vrai. Elle était partie avec son mari vivre à Liverpool, ils ont eu une fille et ils étaient bien là-bas. Moi, je suis restée ici, mais je faisais souvent des aller/retours pour les voir. J'étais mieux avec eux que chez moi, toute seule avec mes parents. La petite fille de Casey et d'Harper, Leonor, est une vraie perle. Nous nous sommes toujours beaucoup amusé ensemble. Cette petite famille m'apaisait, avec eux j'étais la Jill d'avant Joe, sereine et joyeuse. Un peu fofolle, certes, mais dans le bon sens. Et dès lors que je rentrais, je perdais le contrôle à nouveau. Et aujourd'hui, tout m'échappe, absolument tout. Elle est morte, elle n'est plus là. J'étais sobre lorsqu'elle est partie, j'ai fait un longue cure l'année dernière et depuis, j'ai replongé. Casey et Leonor sont revenus vivre ici. Il ne me connaisse pas comme ça, mais je n'y arrive plus. Sans elle, non, je n'y arrive plus. Pour eux, j'aimerais...»
Un temps, assez long.«Enfin. Alors, un diagnostic docteur ? Je vous préviens, pas de gentillesse avec moi. Je veux les mots crus et exactes, je n'ai pas peur, même si vous voulez m'envoyer à l'asile.»
«Non, il n'est pas question de cela.» Pause. «Il est clair que vous avez vécu des choses très durs pour une personne aussi jeune. Retrouver un cadavre est quelque chose d'assez dur en soi, mais la chose est d'autant plus violente lorsqu'il s'agit d'un suicide d'une personne que l'on aime. À l'adolescence, les amours que l'on a sont parfois mis au niveau le plus élevé de nos relations. Vous étiez en plein croissance et construction de votre identité et de toute évidence cet évènement a tout bousculé jusqu'à ce que vous ne sachiez plus réellement où vous en étiez. Selon moi, vous souffrez d'un trouble de la personnalité.» ৩ ৩ ৩
Finalement, j'ai peut-être bien omis le plus important. Je suis vide. Je ne ressens rien. Pas de larmes, pas de tristesse. Pas de joie, non plus. Rien. C'est le vide intersidéral. Mais ça, c'est quand je ne bois pas.
Depuis l'annonce du décès d'Harper, j'étais en état de choc. Je ne bougeais pas. Je ne parlais pas. Rien. Et à l'intérieur, je n'arrivais même pas à éprouver quoi que ce soit. Et puis, j'ai bu. Et j'ai ressenti le mal en moi. Je l'ai ressenti de plus en plus fort à mesure que j'enchaînais les verres. J'étais soulagée de ne plus être une coquille vide, de pouvoir pleurer ma soeur comme un être humain normal. ET pourtant, j'étais celle que je détestais être, celle qu'Harper n'aimait pas voir, celle qu'elle m'aidait à combattre. Je ne lui faisais pas honneur. Non, tout au contraire.
Et c'est tellement dur, ce paradoxe. Je cherche à souffrir, car je m'en veux d'être si impassible lorsque je suis sobre.
Elle me manque. Mais elle ne mérite pas que je retombe encore plus bas que terre. Elle ne mérite pas que j'annule tous ces efforts pour me faire remonter la pente. Elle ne mérite pas que je me laisse aller, que je cesse de me battre alors que j'avais promis. Mais c'est trop dur.
Elle me manque.- EN RESUME -
Jill était une jeune fille intelligente, même au dessus de la moyenne. ৩ Elle avait toujours la joie de vivre, elle était drôle et avait un caractère bien trempé. ৩ À 14 ans, elle a rencontré Joe dont elle est très vite tombée très amoureuse, c'était son premier amour, sa première fois, tout ৩ Le jour de leur 16 ans, Joe s'est donné la mort et c'est Jill qui a découvert le corps, il était dépressif depuis quelques temps déjà. ৩ Elle est totalement partie en vrille, elle s'est mise à boire et est devenue alcoolique. ৩ Elle a fugué quelques fois, couchait avec n'importe qui - incluant même un ami de son père. ৩ Sa soeur l'a beaucoup soutenu et aidé. Elle était consciente de toutes les conneries de Jill, mais elle ne la lâchait pas, au contraire. Sans Harper, elle serait tombé beaucoup plus bas. ৩ Malgré la distance (Harper & Casey - son mari - sont partis vivre à Liverpool), les deux soeurs sont restées proches et Jill faisait souvent l'aller retour pour rendre visite à la petite famille qui réussissait grandement à l'apaiser. ৩ Lorsqu'elle revenait à St Mary's, Jill retombait dans ses travers en étant toute seule jusqu'à ce qu'elle décide de se soigner dans un centre de désintox l'année dernière. ৩ Depuis quelques mois, Harper est décédée dans un accident de voiture, laissant Jill sans repère et totalement meurtrie.
Jill vit toujours chez ses parents, dans un petit studio au dessus du garage. ৩ Elle enchaîne les petits boulots, mais avait le projet de prendre des cours à distance pour devenir spécialiste en météorologie. ৩ Elle est passionnée depuis toujours par les tempêtes et les orages.